Quand tu
prends le métro, tu t’attends toujours à voir les mêmes têtes de déterrés
fatigués de la routine inquiétante de leur vie. C’est vrai, ils ont tous le pas
lourd, le regard perdus dans leurs soucis ou dans un ailleurs dont ils rêvent
en silence, et le moral ras les pâquerettes. C’est toujours la même histoire.
Se lever le matin, faire prendre le petit déjeuner aux enfants en avalant un
café trop chaud, et gesticuler dans tous les sens parce qu’on va être en
retard. Et puis, après avoir déposé la progéniture à l’école, il faut
s’engouffrer dans ce tunnel gris parce qu’en voiture c’est vraiment trop long à
cause des embouteillages. Bien sûr, il y a parfois un peu de changement, comme
lorsqu’un musicien en galère viens jouer quelques airs en échange de peu de
pièces et de beaucoup d’indifférence.
Le métro a un effet grisant sur tout le monde, du clochard
au cadre affairé, en passant par la mère de famille cherchant désespérément une
nounou, ses enfants accrochés au bras. Quand tu prends ces tristes wagons, tu
ne t’attends pas à un événement qui changerait la face du monde, mais en fait
tu as tort.
Tu vois, je
pensais comme toi moi aussi, jusqu’à ce que le métro change à jamais ma vie.
C’était un jour banal, sans rien de particulier, si ce n’est qu’une fois
encore, j’étais en retard. Comme tous les matins, j’ai pris le métro,
serrée-collée contre les autres passagers, et comme d’habitude, j’ai fait tombé
mon rouge à lèvre, que je tentais tant bien que mal de mettre. Je te laisse
imaginer les contorsions qu’il faut effectuer pour atteindre un objet au sol
dans cette forêt de pieds. Mais ce matin-là, en tentant de mettre la main sur
mon tube égaré, une tête s’est cognée contre la mienne. Toute confuse, cette
tête s’est excusée, et on est resté là, à quatre pattes par terre, gênés et
n’osant pas rire du ridicule de la situation. Et puis, comme une cocotte minute
qui lâche la pression, on s’est mis à rire, rire jusqu’à en pleurer, à genoux
au milieu des pieds dans le métro parisien.
Je ne le
connaissais pas. Je lui ai tendu son stylo, il m’a rendu mon rouge à lèvre.
Quand on s’est enfin relevé à l’approche de la station, nos regards souriants
en disaient long sur le plaisir éprouvé l’instant de quelques minutes. Mon cœur
picotait.
Et puis, la routine de la journée reprit son court avec le
flot d’hommes et de femmes sortant du tube gris. Cependant, ce jour-là j’étais
moins lassée, un peu plus heureuse. Le monde me paraissait moins fade pour une
fois. Je n’avais pas fini de lui redonner des couleurs.
Le
lendemain, le surlendemain, et les jours suivants, je revis l’homme que je ne
connaissait pas qui riait chaque matin avec moi. Il n’y avait pas de mots entre
nous, juste des rires et des regards qui en disaient plus que la parole. Et toujours
mon cœur qui picotait, et redoutait l’absence de cet inconnu.
Malheureusement, ce qui me faisait si peur ne manqua pas de
se produire. Un matin, il n’était pas là. Le lendemain, non plus. Soudain, la
vie redevenait triste et grise, et mon cœur se serrait. Comment m’expliquer cet
étrange attachement à un homme dont j’ignorais tout ?
Je t’avoue que les hommes et moi c’était pas la grand
entente. Je n’ai toujours eu que des problèmes. Mais cette fois-ci, je sentais
quelque chose de différent et d’étranger. C’était plus fort que les mots, plus
fort que la pensée. Et puis mince, quitte à être ridicule autant l’être
jusqu’au bout. Je suis descendue du métro et une fois à la surface, j’ai
commencé à courir. Je ne savais pas où j’allais, ni comment je pourrais bien le
retrouver dans cette ville, mais mes pieds me portaient. La vie me souriant
peut-être enfin. Du moins, c’est ce que je me dis quand j’y repense. Je courais
toujours plus vite, à en perdre haleine, jusqu’à ce que je me retrouve nez à
nez avec le bitume… une tête face à moi. Sa tête. J’avais, par je ne sais quel
coup du sort, retrouvé mon rieur.
Depuis, je
n’ai plus cessé de rire à ses côtés. Alors toi qui pense que rien ne peut
arriver dans les lieus tristes, fais attention aux tours que la vie peut te
jouer et ne laisse pas filer ta palette de couleurs.
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